☼ Gotta get it while our hearts are young
« P’pa ? » Tu fixes ton regard pétillant d’enfant dans celui plus terne de ton père.
« Elle est où maman ? » T’es encore trop jeune pour comprendre tous les sentiments qui passent à travers ses yeux à ce moment précis. Un peu de surprise. De la déception. De la tristesse aussi. Il s’y attendait, à ce que tu lui poses cette question un jour ou l’autre. Mais pas aussi tôt. Pas maintenant alors que lui-même n’était pas prêt à faire face à la réalité.
« Dis moi, tu te souviens de Peluche ? » Tu hoches la tête sans vraiment saisir où il veut en venir tandis qu’il se place contre toi, passant un bras protecteur autour de tes épaules. Pourquoi te parles-t-il soudainement de ce vieux chat à la queue cassée et au poil rêche trois mois après sa
disparition ?
« Et tu te rappelles aussi de ce que je t’avais dit lorsqu’on l’a enterré ? » De nouveau, ton visage fait un léger mouvement de haut en bas.
« Je pleurais, et tu m’as dis que même si je ne pouvais plus le voir, il était toujours là. Juste ici. » Finis-tu en posant un doigt à l’emplacement de ton coeur ce qui lui arrache un bref sourire. Du haut de tes quatre ans, tu avais eu du mal à saisir le sens de ces paroles mais tu les avais crues aveuglement. Parce qu’elles venaient de ton père et tu te fiais sans avoir aucun doute à tout ce qui sortait de sa bouche. L’adulte à tes côtés prend une profonde inspiration. Silencieuse mais vous êtes tellement proches à cet instant que tu sens sans peine son torse se soulever considérablement. Ça l’aide à trouver du courage. Du courage pour t’annoncer ce que, une nouvelle fois, tu es trop jeune pour comprendre.
« C’est pareil pour maman, Ezra. Elle aussi est toujours là. » Déclare-t-il en posant sa main calleuse à l’endroit où se trouvait ton doigt peu auparavant. Tu restes silencieux, donnant l’impression d’une profonde réflexion. Comment peut-elle se trouver, elle aussi, dans ton coeur ? Tu as beau essayer de toutes tes forces, son visage ne te reviens même plus en mémoire contrairement à Peluche. Peut-être est-ce parce que cela fait trop longtemps qu’elle est enfermée là dedans ? Comme s’il pouvait lire tes pensées, ton père se lève pour fouiller son portefeuille situé non loin, trouvant rapidement l’objet de sa quête qu’il te donne d’un geste hésitant.
« C’est elle ? » Questionnes-tu en observant la femme inconnue sur le cliché, un bambin dans ses bras frêles.
« Oui, c’est ta maman. Et le bébé qu’elle porte, c’est toi, Ezra. » Tes sourcils se froncent dans une moue qui respire l’innocence. Elle est jolie et toi, tu ne te souviens pas avoir été si petit un jour.
« P’pa ? » Il murmure un oui presque inaudible, perdu dans sa contemplation de la photo que tu tiens devant vous.
« Tu crois que maman prend soin de Peluche là où ils sont ? » Ses zygomatiques se tendent en un sourire triste, il sait que tu as compris.
Quinze ans. Déménagement. Nouvelle ville. Nouveau lycée. Nouveaux amis. T’es un peu perdu. Philadelphie est tellement loin de San Francisco. Tellement loin de tout ce que t’as connu jusqu’à présent. Tu voulais pas partir, quitter cette vie pour un lieu inconnu qui te faisait perdre toute assurance. Mais t’as rien dit. Parce que ton père tenait à cette mutation. Cette mutation synonyme d’une meilleure qualité de vie pour vous deux. Et voilà comment tu t’es retrouvé au secondaire, dans un établissement où personne ne semblait faire attention à toi.
« T’es le nouveau ? » Tu sursautes tandis qu’une main vient se poser sans trop de délicatesse sur ton épaule, son propriétaire faisant irruption dans ton champ visuel. N’ayant aucune réponse de ta part, l’adolescent qui te fait à présent face poursuit.
« Tu dois certainement être le nouveau, je t’ai jamais vu ici et j’oublie pas les visages. Alors, ça fait quoi d’arriver en milieu d’année ? Pas trop pommé ? J’ai appris que tu venais de San Francisco ! C’est comment là bas ? » Il parle sans s’arrêter, un immense sourire scotché sur les lèvres et une euphorie évidente qui te donne envie de rire doucement. Ton regard dévie vers un écusson accroché à son sac et les mots sortent avant même que tu ne t’en rende compte.
« Attend, tu connais ce jeu ? » Le sourire de ton interlocuteur s’agrandit encore.
« Bien sûr ! Ce jeu est terrible ! T’y joues aussi ? » T’acquiesce, te sentant déjà moins perdu que vous vous soyez trouvé un point en commun. Et pas le moindre. Depuis que ton paternel t’as offert ton premier ordinateur pour ton entrée au collège il y a quelques années, les jeux vidéos font partie intégrante de ton quotidien.
« Je pensais pas rencontrer un jour quelqu’un qui le connaisse. On est pas beaucoup de joueurs dessus. » Tu peux encore te voir tomber par hasard sur ce jeu après des heures passées à fouiller le net sans but précis. L’adolescent entrouvre les lèvres, signe qu’il s’apprête à te répondre, bien trop vite coupé par la cloche significative du début des cours qui se met à résonner dans le bâtiment.
« Tu as quel cours ? » Instinctivement, tu jettes un oeil à la feuille que tu tiens dans tes mains depuis le début de votre conversation, tentant tant bien que mal de déchiffrer le charabia administratif que tu peux lire. Prenant conscience de ton soucis, le garçon s’empare de celle-ci, répondant lui-même à sa question.
« Cool, on est ensemble, t’as qu’à me suivre. » Tu le remercies silencieusement avant de te souvenir que vous ne vous êtes pas présentés.
« Au fait, je m’appelle Ezra. » Il s’empare de la main que tu lui tends en geste de salutation.
« Bienvenue à Phillie, Ez’. Moi c’est Jules. »T’as l’impression que les années ont filées entre tes doigts sans pouvoir rien faire d’autre que de les regarder. Et, avant même que tu ne t’en rendes compte, Jules et toi étiez à Phoenix dans l’une des universités proposant l’un des meilleurs cursus informatique du pays.
« Faut absolument qu’on trouve un local pas trop cher. » Assis à une table de la cafet’, votre conversation s’était tournée vers votre sujet favori depuis votre entrée à la fac : la création de votre propre studio de développement de jeux vidéos. Jules acquiesça. Il ne vous avait pas fallut bien longtemps pour vous rendre à l’évidence que votre chambre d’étudiants était bien trop restreinte pour y monter un tel projet.
« Ça risque d’être compliqué. Personne voudra louer à des étudiants sans revenus et encore moins pour un studio de jeux vidéos. » Tu hoches la tête à ton tour, il n’a pas tort. Plongés dans vos pensées à la recherche d’une solution plausible, le bruit d’un plateau que l’on pose brusquement à côté de vous vous fait revenir à la réalité. D’un même mouvement, vos regards se tournent vers la jeune fille qui prend place sans gêne à votre table. Sans peine, tu reconnais ce visage pas si inconnu que ça de votre promotion sans pour autant parvenir à te souvenir de son nom.
« J’ai peut-être une solution pour vous. » Tu fronces les sourcils, jetant un oeil vers ton ami qui a adopté la même réaction.
« C’est quoi l’embrouille ? » Un sourire apparait sur les lèvres de l’inopportune tandis qu’elle hausse les épaules.
« ll n’y en a pas. Je veux juste en être. » Tu laisses échapper un petit rire nerveux qui te vaut un regard noir de sa part, t’arrêtant immédiatement, peu rassuré par une telle expression posée sur toi.
« Je peux vous fournir un local. La seule condition, c’est que je veux être inclue dans votre projet. » Réticent à cette idée tout en y voyant votre chance, vous vous fixez un moment avant que Jules ne détourne de nouveau le visage vers l’étudiante.
« Et de quel projet tu parles ? » Sans perdre contenance et comme si elle vous connaissez depuis toujours, elle poursuit :
« Votre studio de développement. » Avec une moue dubitative, ton meilleur pote continue la conversation tandis que tu restes silencieux.
« On a pas besoin de secrétaire. » Il adopte à présent un sourire narquois, laissant pleinement ressortir son côté macho qui ne semble aucunement plaire à la demoiselle.
« Je me doute que t’as déjà pris ce job. C’est pour ça que je me propose comme game designer. » Son sourire ne s’est pas envolé une seule fois contrairement à celui de Jules dont les lèvres se sont rapidement pincées qu’on lui parle de cette façon. S’apprêtant à lui jeter une réplique cinglante et peu désireux d’avoir ton ami de mauvaise humeur sur les bras pour le reste de la semaine, tu le coupes rapidement afin de mettre fin à cette étrange conversation.
« Viens nous voir après les cours. Tu nous montreras de quoi t’es capable. »